Docteur et Maître de conférence au laboratoire inter-universitaire de psychologie de Grenoble, Anna Tcherkassof est spécialisée dans les émotions et les expressions faciales émotionnelles dans les interactions sociales.
Interview d’Anna Tcherkassof
Hugues Delmas : Le Pr Paul Ekman a une approche dite “évolutionniste” des expressions faciales émotionnelles mais il en existe d’autres comme l’approche “sociocognitive”, en quoi sont-elles différentes ?
Anna Tcherkassof : L’approche évolutionniste a pour origine les travaux de Charles Darwin qui fut l’un des premiers scientifiques à s’intéresser aux émotions et à leurs expressions faciales. Dans le prolongement de son analyse évolutionniste des espèces vivantes, il a publié vers la fin du 19ème siècle un ouvrage intitulé « L’expression des émotions chez l’homme et l’animal ». Il y défend une approche biologique et adaptative de l’émotion. Selon lui, les principales expressions sont innées et héréditaires, leur fonction première étant de communiquer les émotions.
Pour sa part, Ekman, revendiquant une filiation darwinienne, a fait la démonstration de l’universalité de certaines émotions, dès lors appelées « émotions de base ». Ce sont la joie, la tristesse, la colère, le dégoût, la peur et la surprise. Bien qu’universelles, leur expression est soumise à des règles culturelles d’expressivité (an anglais display rules). Il s’agit de normes sociales, des prescriptions, qui dictent comment une personne d’une culture donnée doit exprimer ses émotions, normes sociales acquises très tôt (les règles d’expressivité sont observées dès l’âge de trois ans). Pour Ekman, chaque émotion de base est liée à une configuration faciale prototypique (pour autant que les display rules n’interfèrent pas). Ce lien provient de programmes neuro-moteurs innés, biologiquement déterminés. Au niveau du système nerveux, ceux-ci établissent une connexion directe et fixe entre émotions et mouvements musculaires faciaux.
L’approche sociocognitive insiste sur l’importance de l’interaction entre l’individu et son environnement social. Elle cherche à comprendre comment le comportement, les paramètres internes personnels (facteurs cognitifs) et les exigences de l’environnement (facteurs sociaux) agissent tous comme des déterminants réciproques. De fait, les comportements faciaux s’observent surtout dans les situations d’interaction et rarement dans les contextes de solitude. De plus, elles influencent le comportement d’autrui. Selon cette perspective, les expressions faciales résultent des processus d’évaluation cognitive (en anglais appraisal) qui sont en permanence à l’œuvre chez l’être humain. Ces derniers activent une réponse émotionnelle appropriée au contexte, l’expression du visage faisant partie de la réponse émotionnelle. Ce n’est donc pas « l’émotion ex abstracto » qui s’exprime, mais bien la personne. Dès lors, les manifestations faciales communiquent non seulement l’état émotionnel mais également, parmi d’autres choses, les motivations sociales, c’est-à-dire ce que la personne a l’intention de faire et/ou ce qu’elle attend qu’autrui fasse. Afficher un visage joyeux signale que l’on s’apprête à s’affilier, afficher une expression de tristesse signale que l’on a besoin de réconfort. Pour cette approche, les expressions émotionnelles faciales ne sont donc pas liées aux émotions de façon directe et fixe, mais elles sont reliées aux autres composantes de la réponse émotionnelle de façon flexible et fonctionnelle. Aussi peuvent-elles communiquer des informations sur toutes ces autres composantes émotionnelles.
Hugues Delmas : Vous avez travaillé avec le Pr Nico Frijda qui est connu pour ses travaux sur les émotions et l’Action Readiness. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Anna Tcherkassof : L’état de préparation à l’action (en anglais action readiness) est l’une des principales composantes émotionnelles. Il renvoie à l’état motivationnel qui sous-tend l’expérience émotionnelle subjective et les comportements émotionnels. L’état de préparation à l’action vise à modifier la situation dans laquelle se trouve la personne. Il prépare et guide l’acte permettant d’instaurer une relation donnée avec l’antécédent émotionnel (autrui, un objet, un événement, etc. qui suscite l’émotion) : une relation de domination, de rejet, de proximité… L’état de préparation à l’action dirige vers un acte et non pas nécessairement dans l’exécution de cet acte. Il s’agit souvent davantage d’un élan (la mobilisation du corps ressentie dans l’expérience subjective) que l’accomplissement d’une action réelle. On peut éprouver un désir irrésistible d’entrer en contact avec quelqu’un sans dire un mot. On peut ressentir un besoin impétueux de disparaître sous terre sans bouger un muscle. Bien qu’inclinant plus que ne réalisant, l’état de préparation à l’action consiste en l’instauration d’une réelle disposition à agir, équivalente au potentiel évoqué primaire qui précède l’action. Lorsqu’il aboutit, le cas échéant, à une véritable action (ou inaction, comme dans l’apathie) se manifeste alors un comportement affectif expressif. L’état de préparation à l’action se caractérise par un aspect quantitatif, le niveau d’activation, et par un aspect qualitatif, les tendances à l’action qui implémentent le changement relationnel.
Hugues Delmas : Quel est le lien entre préparation à l’action et comportement expressif ?
Anna Tcherkassof : Dans l’approche que Nico Frijda et moi-même défendons, le comportement expressif est l’expression de l’état de préparation à l’action (exécution d’une tendance à l’action et manifestation d’un niveau d’activation). La fonction du comportement n’est pas de communiquer à autrui ce que nous ressentons. Certes, la personne peut utiliser le comportement expressif à cette fin. Mais ce n’est pas sa fonction première. Le comportement expressif est un comportement qui implémente le changement relationnel. Il indique la façon dont la personne se relie à son environnement (au sens large : à autrui, à un objet, à un événement, etc.). La personne se coupe de son environnement, elle est ouverte à ce qui se passe, elle se cache, elle s’approche, elle se désintéresse, elle s’expose pour être bien vue, elle s’écarte, etc. Comprendre un comportement expressif (une expression faciale par exemple) consiste donc à saisir le rapport à l’environnement instauré par la personne observée. Si la personne s’écarte, c’est qu’elle évite quelque chose. Elle est perçue comme répondant activement à quelque événement de son environnement. Les comportements expressifs ont donc une signification fonctionnelle immédiate dans l’exécution d’actions : fermer les yeux devant une scène d’horreur fait partie d’une action de rejet. Avec ce comportement, la personne se coupe de son environnement. En cela, comportement expressif et émotions sont liés : dans la mesure où les variations de l’état de préparation correspondent à ce qu’on appelle « l’émotion », le comportement expressif « exprime » donc l’émotion.
Hugues Delmas : Les Action Readiness ont-elles une dimension interculturelle ?
Anna Tcherkassof : Les façons de se relier à son environnement ne sont pas si nombreuses, et ceci est vrai quelle que soit la culture de l’individu considéré. Aussi les différents états de préparation à l’action sont-ils considérés comme étant universels. Interrogés au sujet de différents épisodes émotionnels, des personnes d’une trentaine de cultures différentes ont rapporté beaucoup de similitudes dans les profils d’états de préparation à l’action ressentis. Celui du retrait (se protéger, rejeter, éviter…) est associé à quasiment toutes les émotions négatives, celui d’aller vers à la joie, d’aller contre à la colère, etc. Concernant l’expressivité, une étude comparative menée en France et au Burkina Faso a montré que ces deux cultures associent les mêmes profils d’états de préparation à l’action aux expressions faciales émotionnelles : celui d’abandonner et d’être prêt à pleurer aux expressions de tristesse, celui de rejeter et de l’impuissance aux expressions de peur, par exemple. Enfin, dans un tout autre domaine, des sujets africains, européens et nord-américains ont, de façon consensuelle, interprété en termes d’activité relationnelle des configurations kinétiques implémentées par des objets abstraits. C’est le cas de l’activité relationnelle de l’affection représentée par la configuration dans laquelle le premier objet va vers le second, les deux restent ensemble sans bouger puis s’en vont conjointement. L’activité relationnelle de la méfiance correspond à la configuration dans laquelle les objets, tour à tour, restent à distance et s’évitent mutuellement.
Hugues Delmas : DynEmo est un corpus d’expressions émotionnelles faciales spontanées et dynamiques que vous avez développé. Y-a-t-il des éléments caractéristiques qui permettent de distinguer des expressions spontanées d’expressions délibérées ?
Anna Tcherkassof : DynEmo a été conçu pour répondre aux besoins grandissants de chercheurs de différentes disciplines (psychologie, neurosciences, sciences de l’ingénieur, médecine, anthropologie, etc.) intéressés par le comportement facial. Ces recherches requièrent l’accès à des corpus de données étendus et techniquement sophistiqués. Or, au début des années 2000, il n’existait peu ou prou que des corpus statiques et constitués d’émotions simulées par des acteurs. Le manque de validité écologique de ces corpus était problématique. L’idée de DynEmo est donc d’offrir un corpus d’expressions faciales d’émotions naturelles filmées dans un contexte contrôlé et standardisé, chaque stimulus étant associé à un grand nombre d’informations émotionnelles : ce que la personne dont on a filmé le visage ressent et comment ses expressions faciales sont interprétées par des observateurs notamment. Ce corpus est suffisamment large pour être ouvert à un vaste champ d’investigations. Maintenant que DynEmo est à la disposition de la communauté scientifique, des chercheurs l’utilisent pour entraîner des systèmes de reconnaissance automatiques d’émotions, d’autres pour étudier la reconnaissance d’états mentaux comme l’intentionnalité ou la sincérité, d’autres encore pour examiner la reconnaissance des expressions faciales chez des patients atteints de déficits de l’attention ou d’autisme, d’autres pour détecter les micro expressions caractéristiques des émotions de base ou l’évolution comparée des expressions volontaires versus spontanées… Les questions de recherches sont très variées ! Les résultats de ces investigations ne sont pas encore connus, mais je ne doute pas que DynEmo permette de réelles avancées scientifiques…
Hugues Delmas : Retrouvez via ce lien : la base DynEmo et ci-dessous les publications d’Anna Tcherkassof sur les émotions et les expressions faciales !
Propos recueillis